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Notre Loge

  • : Lumières et laïcité
  • : Promouvoir la laïcité et la mixité au sein du monde profane et encourager la création de loges mixtes au Grand Orient de France
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9 janvier 2014 4 09 /01 /janvier /2014 20:11

 

En Mai 2013, lors d'une Tenue Blanche à la Respectable Loge des Apprentis Éternels, Nayla FAROUKI, philosophe et historienne des sciences, dans sa conférence intitulée « Foi ou raison, peut-on sortir de la pensée magique ? », a opposé Postmodernisme et Lumières.

Je fais cette proposition pour illustrer cette opposition : le postmodernisme met à mal l'idée de Raison qui est au cœur de l'idéal de Lumières, raison qui vise à apporter à l'Homme la connaissance du monde, lui permet de distinguer la vérité de l'erreur, de discerner le bien et le mal, de tendre vers une vérité ultime.

 

 

Qu'est-ce que le postmodernisme ?

 

Le postmodernisme fait référence a l'art, à la philosophie.

 

Dans l'art postmoderne, les genres se combinent, il n'y a pas de différence entre culture savante et culture populaire. L'art postmoderne embrasse la complexité, la contradiction, la diversité, l'interconnexion. Il ne produit pas de sens.

 

Dans le champ de la philosophie, c'est Jean-François Lyotard avec son ouvrage « La condition postmoderne » paru en 1979, qui a popularisé le terme de postmodernisme.

 

Jacques Derrida, auteur français jugé difficile, dit comme étant peut-être le philosophe le plus important du XXe siècle, a élaboré le concept de déconstruction, dans une entreprise de redéfinition du texte et du sens. Tout concept portant en lui les germes de la déconstruction, toute signification peut se déconstruire. Derrida dans son approche postule que la langue ne renvoie qu'à elle-même, à sa propre vision du monde plutôt qu'à une réalité extérieure. En l'absence de référent absolu, un texte se prête alors à des interprétations multiples, contradictoires même. Les structures quelles qu’elles soient, philosophiques, politiques, sociales, institutionnelles, peuvent se défaire, décomposer, dé-sédimenter. Il n'y a que des contextes, sans aucun centre d'encrage absolu.

Le langage permet des significations plurielles et aménageables.

 

Pour Ludwig Wittgenstein, considéré comme un des philosophes majeurs du XXe siècle, le langage ne donne pas accès à la signification du monde, ni au sens que prend notre situation dans le monde. Il produit sur nous un ensorcellement et le rôle de la philosophie est de nous délivrer de cet ensorcellement, en nous le faisant apparaître comme ce qu'il est : un jeu. Le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde.

 

Tchouang-tseu, philosophe taoïste du IVe siècle avant notre ère apparaît dans sa dimension postmoderne avec les rapprochements qui peuvent être fait entre sa pensée et celle de Wittgenstein. Je vous livre quelques citations de son texte :

« La parole n'est pas sûre. »

« Il n'ait rien qui n'ait sa vérité. »

« Le livre n'est composé que de mots. Ce qu'il y a de précieux dans le mot, c'est l'idée. Mais l'idée relève de quelque chose qui est ineffable »

« Savoir qu'il y a des choses qu'on ne peut pas connaître, voilà le sommet du savoir. »

« Il me semble que la distinction entre la bonté et la justice, entre le bien et le mal ne souligne que le désordre. »

« La vie humaine est limitée, le savoir est illimité. »

 

En revenant à notre époque, dans le constructionnisme social tel qu'il est défini par Kenneth Gergen, psychologue américain contemporain, la réalité est quelque chose que des personnes en relation construisent à un moment donné. Elle est socialement ou interactionnellement inventée. Elle est un ensemble d'histoires racontées par un groupe d'être humains qui la construisent ensemble.

 

Il est dit que le postmodernisme s'appuie sur le constat de l'éclatement des valeurs, des repères, des modes de vivre ensemble, qu'il est une critique de la foi dans le caractère universel de la raison issu de la période des lumières, une posture existentielle affirmant que tout est légitime, aucune vérité n'étant démontrable et la réalité n'étant pas objectivable.

 

Le postmodernisme est-il une réalité ayant valeur de vérité ?

 

Si ce n'est pas le cas, l'opposition entre postmodernisme et Lumières disparaît.

 

Si c'est le cas, le postmodernisme est une réalité... postmoderne. C'est-à-dire qu'elle se construit dans un instant donné entre des individus qui participent à cette réalité.

 

C'est ici une invitation à ce que nous prenions ensemble un point de vue postmoderne et que nous regardions ce que permet ce point de vue et ce qu'il ne permet pas.

 

Il ne permet pas de récuser le point de vue de l'autre, ni d'imposer son propre point de vue, que l'autre soit une personne, une communauté d'individus ou un état. Il ne permet pas la guerre au nom d'une idée du juste ou de la nécessité de l'injuste. Il ne permet pas la suprématie ni l'asservissement au nom d'un savoir, d'une connaissance supérieure.

 

Il permet de faire cohabiter des opinions, des croyances, des convictions, des certitudes opposées. Il permet l'échange, la construction de relations nouvelles sur la base de la coopération, de règles partagées, de la reconnaissance et du développement des compétences de chacun, de la bienveillance. Il permet, selon la philosophe Isabelle ORGOGOZO, la reconstruction, au quotidien, avec des gens de tous les jours, d'une représentation ou d'une réinvention du monde, ou encore d'un réenchantement du monde. Non pas un réenchantement qui serait un retour à la pensée magique, en référence à Nayla Farouki, mais un réenchantement de la relation à autrui dans une ouverture aux différences.

 

Pour nous aider à ce changement de paradigme, il est possible de s'appuyer sur Tchouang-tseu ou de s'inspirer par exemple de la disputatio.

LIOU KIA-HWAY, un des traducteurs du Tchouang-tseu écrit dans la notice du texte :

« Ce qui divise les hommes et cause leur conflit perpétuel, c'est que chacun croit avoir raison, s'oppose à toute opinion différente, affirme et nie catégoriquement. Dépasser toute affirmation catégorique, toute négation tranchée, et apercevoir la complémentarité d'une affirmation et d'une négation donnée, voilà le salut de l'homme. »

« Nous devons réagir efficacement contre notre tendance naturelle à exagérer notre vérité, à minimiser notre erreur. »

« En remarquant l'erreur d'autrui, nous devons nous demander si, derrière cette erreur évidente, il ne possède pas, en même temps, une autre vérité, et qui appelle notre estime. En résumé, celui qui parvient à découvrir que sa propre vérité est partielle, sujette à l'erreur, et que l'erreur d'autrui implique bien souvent une vérité à beaucoup d'égards instructive, celui-là s'effacera volontairement et respectera autrui. »

« En cas de dispute, nous sommes convaincus d'avoir raison ; c'est toujours notre adversaire qui a tort. Mais en nous mettant à sa place, nous découvrons qu'il a raison et que c'est nous qui avons tord. »

 

La disputatio avait lieu à la Sorbonne il y a quelques siècles. Sur un sujet donné sous la forme d'une question, deux candidats devaient s'affronter. Un tirage au sort avait désigné celui qui devait être pour et celui qui devait être contre. Imaginons une variante actuelle, qui ferait, dans un désaccord entre deux personnes, prendre à chacun le partit de l'autre devant un auditoire, le gagnant étant le plus convainquant.

 

Il est aussi possible de s'appuyer sur tous les héritages de la pensée qui peuvent se lire comme des chemins allant vers ce changement de paradigme.

 

 

La Franc-maçonnerie s'inscrit-elle dans les Lumières ?

 

Elle le revendique, de par son l'histoire, et de par ses valeurs, tout au moins elle se revendique d'un héritage des Lumières, jusque dans l'article premier de sa constitution : « La philosophie des Lumières est, par ses principes et ses orientations, à l'origine du Grand Orient de France. »

Puisque nous nous sommes invités le temps d'une planche à partager une vision postmoderne, et puisque nous sommes Francs-maçons nous revendiquant des Lumières, nous allons partir du l'idée que Postmodernisme et Lumières se complètent et regarder en quoi ils se complètent.

 

L'ouvrage de Kenneth et Mary Gergen, « le constructionnisme social, un guide pour dialoguer » commence en ces termes et ouvre la voie :

"Une transformation spectaculaire s'opère dans le monde des idées. Partout, les traditions sont remises en question. La mise en doute des normes universelles sur la vérité, l'objectivité, la rationalité, le progrès ne cessent de s'accentuer. De nouveaux dialogues émergent cependant, de nouvelles voies s'élèvent, porteuses d'espoir et de promesses pour l'existence humaine. Ces conversations se répandent à travers les continents et les cultures et s'accompagnent d'une profusion de nouvelles pratiques professionnelles – dans les organisations, l'éducation, la thérapie, la recherche sociale, le travail social, la consultance, la résolution des conflits, la croissance des communautés, etc.

De nombreux noms sont donnés à cette révolution de la pensée et de la pratique. Les termes de post-fondamentalisme, de postempirisme, de nouveau siècle des Lumières et de postmodernisme sont souvent cités. Ils sont tous tissés sur la même toile du constructionnisme social – c'est-à-dire de la création du sens par nos activités collaboratives."

 

Sur le site de la loge « Lumières et Laïcité », dans une planche intitulée « La dérision », nous pouvons lire :

"Le chemin sur lequel nous allons, il ne mène nulle part ! il n’y a pas de destination finale, il n’y a que du voyage ! La vérité que nous cherchons, elle n’existe pas! Notre vie maçonnique est confrontée à une forme de vacuité.

Cette vacuité est illogique pour nos références occidentales, mais elle serait naturelle pour un « oriental » pour qui, réaliser la vacuité des choses, c’est réaliser que rien n’est stable et définitif, que toute chose est en état de flux dynamique, que hormis le mouvement et la transformation, il ne reste rien…

La franc-maçonnerie est un produit de l’Occident, mais elle comprend cette approche et nous permet d’appeler transmission cette transformation. Au fond, la transmission, c’est la transgression de l’acquis pour permettre la transformation.

Voilà ce qui permet de placer quand même la franc-maçonnerie dans une posture universelle.

D’après la définition de l’Académie,  la dérision s’accroche à une idée de destruction.

Au passage, je note cette tendance savante et profane à parler spontanément de destruction plutôt que de dé-construction.

La transmission est l’inculcation, à un être libre, de croyances incertaines. Elle est la raison d’être de la franc-maçonnerie. On transmet en effet ce qui, dans la tradition, est jugé digne de survivre, et ce contenu change avec le temps !"

 

Dans la loge, les points de vue différents cohabitent ! Le rituel de prise de parole donne à chacun la possibilité de s'exprimer et d'aller au terme de son expression. Il favorise l'écoute, la grande écoute silencieuse et respectueuse de l'auditoire. L'écoute favorise l'ouverture d'esprit, l'enrichissement et l'affirmation de son propre point de vue.

 

La fraternité permet de dépasser les désaccords, de créer une réalité commune qui enrobe les réalités différentes.

 

Si j'ouvre l'ouvrage de Tzvetan Todorov, « L'esprit des Lumières », écrit en 2006, je trouve :

"Les lumières absorbent et articulent les opinions qui, dans le passé, étaient en conflit, elles sont éprises d'histoire et d'éternité, de détails et d'abstraction, de nature et d'art, de liberté et d'égalité. Elles sont faites d'idées qui sortent des livres et passent dans le monde réel. Elles sont débat plutôt que consensus. Elles se fondent sur l'autonomie, la finalité humaine de nos actes et l'universalité. Elles comprennent l'entière liberté d'examiner, de questionner, de critiquer et de mettre en doute. Elles sont projet d'avenir."

 

Nous sommes passés d'une logique d'exclusion (Postmodernisme ou Lumières) à une logique de complémentarité (Lumières et Postmodernisme).

 

Wittgenstein disait : « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. »

Nous pouvons pratiquer des manières de penser et de vivre qui amènent la dissolution du problème de l'opposition entre postmodernisme et Lumières.

 

Ne sommes nous pas actuellement, dans ce temps d'invitation à l'héritage postmoderne, dans la recherche de la vérité, objet que l'on retrouve dans l'article premier de la constitution du Grand Orient de France ?

 

 

Quand Postmodernisme et Lumières se complètent, que deviennent les notions de vérité, réalité, raison et connaissance ?

 

La vérité devient la véracité et la recherche d'une éthique de vérité.

La véracité est la qualité d'une personne qui dit la vérité ou croit la dire, l'exactitude, la fidélité, la sincérité, l'authenticité de ce qu'elle rapporte.

La recherche d'une éthique de vérité est la quête, la mise au travail, infinie et en perpétuelle évolution de ce qu'est la vérité, pour chacun d'entre nous, mais aussi à l'intérieur de chaque communauté librement choisie ; une éthique de vérité qui élabore des modalités de partage de vérités multiples, différenciées, complémentaires, accordées, opposables ou contraires.

Peut-être à l'exemple de ce qui se joue ce soir entre nous, où je vous livre une part de moi-même en tenant compte de ce que je connais de vous, où vous écoutez avec respect, attention, silence et concentration ce que je tiens pour vrai, où certains d'entre vous vont réagir en donnant une part d'eux-même qu'ils tiennent pour vrai, que nous allons écouter avec respect, attention, silence et concentration.

Ce qui permettra à chacun de prendre la mesure de la part de l'autre, de voir apparaître ce qui nous unit et ce qui nous distingue.

 

La réalité devient ce que nous allons choisir de partager ou de ne pas partager.

 

La Raison ? Ce que nous allons construire ensemble pour nous permettre de partager des réalités différentes. Entre individus, entre communautés et entre états.

 

La connaissance ? L’immense champ de la curiosité, la matière infinie, infinie parce que dépassant la faculté de découverte individuelle, matière que nous allons mettre au service de la relation à autrui et de ce que nous avons décidé de construire ensemble.

 

A la vérité, la réalité, la raison, la connaissance, s'est invitée, sans que nous la convoquions, l'humanité, dans sa dimension d'histoire, de partage, de vision et de construction de l'avenir.

 

J'ai dit

 

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Ludwig Wittgenstein (1889 - 1951)


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